Quand il entre à l’école, Gérard, dix ans, ne vide pas son sac, ne s’assoit pas posément à son bureau. D’abord, il joue! Puis, il déjeune. Comme toute la classe.
Bienvenue dans la classe Kangourou de l’école La Farandole à McMasterville. Six garçons, une professeure-orthopédagogue et une éducatrice spécialisée. Gérard est atteint de bipolarité. «De la façon que je l’explique à Gérard, c’est comme s’il était allergique au stress», résume sa mère, Hélène St-Amant. Ses compagnons de classe sont soit dépressifs, ont des troubles graves de l’attachement ou sont bipolaires comme lui. Malgré leur grande intelligence, leurs problèmes les empêchent de fonctionner, décrit Mario Charest, psychologue de l’école.
En septembre 2006, la Commission scolaire des Patriotes en Montérégie a ouvert cette classe adaptée. Depuis longtemps, on constatait que des enfants n’arrivaient pas à fonctionner en classe régulière. Ces enfants ne correspondaient pas non plus au profil des classes des Troubles envahissants du développement, des troubles génétiques qui affectent la capacité du cerveau à recevoir et à interpréter les messages envoyés par les sens (comme l’autisme et le syndrome d’Asperger). Et ils étaient perdus en classe de Troubles de la conduite, classe dont les enfants éprouvent des problèmes de comportements et des troubles affectifs. Certains de ces enfants hors catégorie étaient même retirés de l’école et suivis à la maison par un professeur personnel. Des enfants pour qui l’école était une trop grande source d’anxiété. Des enfants complètement désorganisés, souvent en proie à des crises violentes et inexplicables.
Un problème qui «ne passe pas»
C’est une des hantises de tous les parents : comment discerner un trouble mental naissant au milieu des crises de caprice, des problèmes de comportement propres à l’enfance et des réactions à des changements? On se rassure: «ça va passer»… A-t-on raison de le faire?
«On semble minimiser le problème de psychiatrie chez l’enfant», déplore le Dr André Masse, pédopsychiatre à l’Hôpital Rivière-des-Prairies, seul hôpital à vocation pédopsychiatrique au Québec, où Gérard le consulte. «Quand j’étais en formation de pédopsychiatre, plusieurs tableaux de troubles anxieux étaient minimisés en disant : il va grandir, et il va apprendre à se sécuriser et le problème va disparaître». Or, on sait très bien maintenant que les problèmes anxieux chez l’enfant qui a des signes manifestes à six ou sept ans ne disparaissent pas. Souvent, les mini-problèmes deviennent des macro-problèmes à mesure que l’individu grandit!»
On estime qu’un enfant sur cinq risque d’avoir des problèmes de santé mentale qui vont nécessiter l’intervention d’un professionnel au cours de son développement/dans l’année. Le Dr Masse n’est pas surpris de cette statistique : «Un enfant, ça a beaucoup de chose à maîtriser, à développer. Beaucoup plus difficile d’être enfant que d’être adulte!»
Une science qui marche à tâtons
L’histoire de Gérard illustre à quel point le dépistage constitue un travail délicat.
Gérard a d’abord été diagnostiqué Asperger, une forme d’autisme qui touche les habiletés sociales, mais pas la parole. Un second avis, celui du Dr Masse, a changé le
diagnostic. Ce dernier concède que la pédopsychiatrie «échappe» des enfants au dépistage, comme les cas très rares de bipolarité : «La première raison qui fait que le diagnostic est trop rarement posé, c’est on n’y pense tout simplement pas. La deuxième raison, c’est qu’on n’a pas de signes assez forts pour nous convaincre qu’on a affaire à un enfant bipolaire et on n’a pas de test pour le faire de façon précise. Dans certains cas, il faut prendre le pari de dire que c’est peut-être ça et on va intervenir de façon spécifique pour ce genre de problème-là plutôt que d’attendre que la situation se développe.»
On sait très bien maintenant que les problèmes anxieux chez l’enfant qui a des signes manifestes à six ou sept ans ne disparaissent pas. Souvent, les mini-problèmes deviennent des macro-problèmes à mesure que l’individu grandit!
Des signaux d’alarme complexes
«Je pleurais souvent quand on ne savait pas ce que c’était. C’était ça, le pire. Quand on est capable de mettre le doigt sur le bobo, ah! Ça explique tout! Avant ça, ce que je peux vous dire, c’est l’enfer…», atteste la maman de Gérard. Dès l’âge de trois ans, cet enfant pourtant sociable démontre des indices troublants. Placé devant une contrariété, il crie, frappe, mord, donne des coups de pieds, des coups de tête. Les crises de colère augmentent en intensité en deuxième année scolaire. Avoir à rédiger s’avère très pénible pour Gérard, prolifique en pensées, mais incapable d’ordonner ses idées. De même, il bégaie. Les rédactions en viennent à provoquer de véritables rages.
Dans plusieurs cas, on peut percevoir des signaux d’alarme dans le fonctionnement quotidien de l’enfant, dans le sommeil et l’alimentation. Quand celui-ci entre à l’école, la maladie se décline en problèmes d’apprentissage ou de socialisation, en manque de concentration, etc.
Un pari : l’affection avant tout
Des hôpitaux et des CLSC bondés et peu attentifs. Trop peu de cliniques de pédopsychiatrie (un pédopsychiatre pour 11 000 jeunes au Québec). Des délais jusqu’à plusieurs mois avant un diagnostic – un an, dans le cas de Gérard. Une tendance trop lourde à médicamenter, faute d’avoir les ressources humaines nécessaires pour les thérapies, dénoncent certains spécialistes. Un système scolaire qui peine à dépister la maladie, en raison du manque de ressources en psychologie et de la méconnaissance des enseignants au sujet de la maladie. La maladie mentale chez les enfants reste encore un parent pauvre du système de santé.
Devant cette situation, la Commission scolaire des Patriotes a fait un pari : «Comme il manque de ressources pour faire l’évaluation, il y en a moins qui sont identifiés formellement», constate son directeur adjoint au service des ressources éducatives, Jean-Louis Tousignant. «Par contre, ces jeunes nous manifestent au quotidien les mêmes problématiques. On ne va pas attendre un diagnostic hors de tout doute pour répondre à ce besoin-là.»
L’école a donc importé d’Angleterre la formule des «Nurture Groups» développée il y a 30 ans. Elle vise à assurer un lien affectif avant les apprentissages, explique l’orthopédagogue responsable de la classe de Gérard, Sylvie Morissette. «Dans la classe Kangourou, on a l’impression de se trouver dans une maison avec un coin salon, un coin cuisine et des environnements pour jouer ou pour travailler. Les enfants sont habitués à avoir toujours les mêmes intervenants. Donc, la stabilité et les liens se font dès le début. Ils ont une sécurité.»
Chaque enfant est suivi selon son propre niveau académique. Un délai permet une transition en douceur entre chaque tâche. «L’école s’adapte à l’enfant, plutôt que l’enfant s’adapte à l’école», résume Sylvie Morissette. Le but : réintégrer éventuellement les classes régulières.
Mais il y a tout un chemin à défricher. «On dit aux enseignants : j’ai pas toutes les réponses. On va les construire ensemble, avec la recherche, avec les gens», affirme M. Tousignant.
Le succès de la classe de Gérard a rallié tout le monde. Ainsi, cette année, une deuxième classe Kangourou a été aménagée pour sept enfants de 6 à 9 ans.
«C’est important de croire que ces jeunes-là sont capables de se développer», considère Jean-Louis Tousignant. «Un des rôles qu’on a eu à faire dans les dernière années, c’est de transmettre cette croyance très forte que pour ces enfants-là, on est capable de faire les choses autrement et de leur permettre de réussir.»